Objectif 91 - septembre 2019

A qui profite le vin ?
objectif 91 
En temps de paix, le vin est un important lubrifiant social. Mais en période de guerre, il est un soldat tout aussi puissant. Et cela plus que nulle part ailleurs dans l'Hexagone qui voit dans le vin sa boisson-totem, comme s'il était un bien propre à la nation française.
 
Ainsi, le pinard patriotique est aux côtés des soldats. Il est celui qui mène les hommes à la victoire, faisant de lui un intouchable,1 même pour les ligues de tempérance qui préfèrent s'attaquer à la vertigineuse absinthe,2 dont les ravages incarnent l'alcoolisme, tandis que le vin reste « la plus hygiénique des boissons ».3
Toutefois, les autorités militaires restent ambivalentes. Il y a bien une alcoolisation incitative pour des questions de moral, de courage, voire de griserie avant l'assaut, mais le commandement sait que cette potion peut être contreproductive et animer l'indiscipline. Une contradiction permanente : l'armée a besoin d'ordre mais surtout d'ardeur au combat.4 
Ce bon soldat se verra adouber en 1935 d'un vibrant « Hommage au vin » du - pour quelque temps encore - héros de guerre, le maréchal Pétain.5 Il faut dire que ce pinard joue aussi le rôle de fluidifiant à la relation d'autorité entre le soldat et son supérieur, l'officier qui réconforte ou encourage les hommes avec une petite ration supplémentaire.
Côté rations – officielles - justement, on commence avec un quart de litre par jour en 1914 ; puis un demi en 1916 et enfin un litre en 1918. S'y ajoute l'eau-de-vie et le ravitaillement en sus derrière les lignes. C'est que le vin est aussi un alcool-aliment, un alcool-réserve, source d'énergie et de calories additionnelles pour le soldat qui en dépense 3500-4000 par jour.
Certes le vin est un très bon désaltérant mais « il est avant tout substance de conversion, capable de retourner les situations et les états et d'extraire des objets de leurs contraires : de faire par exemple, d'un fort, un faible, d'un silencieux, un bavard ; d'où sa vieille hérédité alchimique, son pouvoir philosophique de transmuter ou de créer ex nihilo ».6

1 Charles Ridel, L'Ivresse du soldat, Paris, Vendémiaire, 2016, 428 p.
2 La prohibition de la Fée verte est promulguée en 1915. Gaston Dumestre chante pourtant encore en 1924 au Chat noir  « L'absinthe m'obsède, malgré moi je cède ».

3 Louis Pasteur. Il disait aussi à propos de l'eau « nous buvons 90% de nos maladies ».
4 Christophe Lucand, Le Pinard des Poilus, Dijon, EUD, 2015, 171 p.
5 Celui-ci tournera doublement casaque lors de la Guerre de 39-45, avec le gouvernement de Vichy et la lutte contre l'alcool, « fléau social ». Didier Nourrisson, Crus et cuites : Histoire du buveur, Paris, Perrin, 2013, 387 p.

6 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 82
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