Objectif 92 - mars 2020

A qui profite le vin ?
amphore giens sityre
« Vin rouge s’écoulant d’une amphore de l’épave de la Madrague de Giens (Var, France) au moment de sa découverte »
(Le Vin, nectar des dieux, génie des hommes, p. 118)


L'acte ne fait pas le criminel à moins d'une intention coupable1, selon la common law. Si l'alcool n'a pas eu besoin d'être inventé, y a-t-il eu préméditation dans l'élaboration du vin ?
En terme d'opportunité2, le vin n'aurait su naître n'importe où, tant il apprécie son 45e parallèle, mais surtout, il nécessite quelques conditions préalables.
Le raisin doit être issu d'une vigne cultivée. La forme de ses pépins3 doit donc correspondre à celle des V. Vinifera vinifera : allongée et étroite. Sa domestication a sans doute connu plusieurs processus parallèles depuis l'Holocène sur les premiers sites néolithiques de la Transcaucasie4. La fermentation doit être avérée, comme par la présence de bitartrate de potassium, sous-produit de l'acide tartrique5. C'est bien ce qui a été retrouvé au fond de jarres découvertes sur le site d'Areni6. Enfin, une main humaine doit s'être manifestée pour maintenir le fragile équilibre du vin entre ses alpha et oméga, à savoir le jus de raisin et le vinaigre. Les résidus retrouvés à Hajji Finuz Tepe7 ont révélé l'utilisation de résine de pistachier térébinthe8 pour protéger le vin de déviations acétiques9.
Ensuite, le moyen indispensable à l'oenologue est sa complice Saccharomyces cerevisiae. Bien d'autres aliments sont susceptibles de fermenter, peu aussi bien que le raisin. Il est une source de sucre simple, poussant dans des conditions peu amènes pour d'autres cultures, « facilement » transformé en vin. La levure peut agir naturellement sans la contrainte d'une dilution comme pour le miel ou d'apport exogène comme pour les céréales.
Le mobile, enfin. Rappelons d'abord que l'alcool et le médicament le plus efficace de tous les temps10 : analgésique, désinfectant, excipient. Une panacée. Ses effets psychotropes ne sont pas en reste. Il favorise la libération dans notre cerveau des « composés du plaisir »11. A propos de plaisir, le vin est certes produit de consommation ostentatoire, il est petite pilule bleue, comme en témoignent les satyres ithyphalliques : les polyphénols du vin rouge entraîne une vasodilatation des vaisseaux sanguins entraînant un relâchement de monoxyde d'azote, qui est la base du déclenchement de l'ensemble du processus érectile, et ce bien mieux que d'autres boissons alcoolisées12. Voilà pourquoi sans doute dieux du vin et de la fertilité se sont souvent confondus13.

1 Actus non reus est nisi mens rea.
Opportunité, moyen et mobile sont les trois piliers d'un procès réussi.
3 Attestée aux alentours de 6000 avant notre ère, par exemple à Shulaveris-Gora en Géorgie ou à Çayönü en Turquie.
4 James C. Scott, Homo Domesticus, une histoire profonde des premiers Etats, Paris, La Découverte, 2019.
5 Fabrizio Bucella, Pourquoi boit-on du vin ? Paris, Dunod, 2019.
6 Dans l'actuelle Géorgie, où des fonds de jarres furent analysés en 2017.  Jusque-là, le titre de plus ancien site pour la fabrication du vin était attribué à Godin Tepe. Areni le précède d'environ deux millénaires et nous renvoie aux alentours de 6'000-5'500 avant notre ère.
Iran, Monts Zagros, dans la même région que Godin Tepe. On y trouve les premières attestations archéologiques d'une vinification à échelle « non domestique ».
Pistacia terebinthus qui selon Pline l'Ancien cum vite maturescit (XIII, 54).
Patrick McGowern, Naissance de la vigne et du vin, Paris, Libre et solidaire, 2016.
10 Marc Lagrange, Le vin et la médecine, Bordeaux, Féret, 2012.
11 Enképhalines et autres endorphines.
12 Fabrizio Bucella, L'Antiguide du Vin, Paris, Dunod, 2018.
13 Bernard Sergent, Le Dieu fou, Paris, Les Belles Lettres, 2016
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