Objectif 80 - mars 2014

O tempora o mores1
O80

"Amphore de Phénicie (aujourd'hui au Musée lu Louvre), qui correspondait approximativement au Liban actuel.
Les nombreuses cités et comptoirs fondés en Méditerranée au cours du premier millénaire avant Jésus Christ par les Phéniciens attestent de leurs qualités aussi bien de navigateurs que de marchands".

« Le plus beau produit au monde reste lettre morte s'il n'est distribué » dit Marc Lagrange dans son très bel ouvrage Le vin et la mer2.
Bien avant l'e-commerce, il y eut les trains et avant eux les mers et avant elles les fleuves. De ces deux derniers, Bordeaux bénéficia amplement. Le poète Ausone3 ne chantait-il pas « O patria, insignem baccho fluviisque virisque »4 ? Ses statuts privilégiés de vignoble, ville et port lui conférèrent une place à part dans le commerce international, plus précisément celle du deuxième port négrier de France au XVIIIe siècle.
C'est d'abord avec le commerce de droiture5 que Bordeaux vit sa fortune s'accroître, notamment avec les Antilles et surtout Saint-Domingue : vin, eaux-de-vie, prunes séchées et farine contre le café, l'indigo, le coton et évidemment le sucre6 . Le commerce direct vers les Amériques procurait une rentabilité de dix %, inférieure à celle du commerce triangulaire mais plus sûre. Rien de nouveau sous le soleil : l'échange de vin contre des esclaves était déjà une des clefs du commerce à l'époque de la République romaine. Bon an mal an, la traite bordelaise a néanmoins déporté plus de 130'000 esclaves vers les possessions françaises7. Toutefois, si elle contribua à développer la puissance économique de Bordeaux, c'est essentiellement le commerce des denrées coloniales produites par les esclaves qui a enrichi la ville et ses bourgeois. Ces derniers utilisèrent l'argent pour construire des hôtels en ville et acquérir des terres. Ils choisirent d'assurer la fortune des familles plutôt qu'investir dans une industrie en achetant des domaines viticoles et édifier des demeures fastueuses8.
Commerce triangulaire, dézonage de terre agricole, fraude fiscale ou faux dans les bouteilles , les voies du commerce sont décidément multiples et pénétrables. C'est histoire de capacité d'adaptation. Mais faire fructifier son patrimoine par le seul vin, c'est une autre histoire...

1 « O temps, ô moeurs » dit le peu ironique Cicéron pour exprimer son indignation vis-à-vis des moeurs de son époque.
2 Marc Lagrange, Le vin et la mer, Bordeaux, Féret, 2008.
3 Poète de langue latine né en Aquitaine (vers 309-395). Il donna son nom à un fameux domaine viticole bordelais, un des plus anciens crus de la région.
4 « O patrie remarquable par son vin, ses fleuves et ses hommes »...
5 L'expression est employée pour désigner le commerce direct vers les Amériques.
6 En 1863, le sucre représentait la moitié de la valeur du commerce maritime. Il servait bien sûr entre autres à l'élaboration des vins mousseux.
7 Eric Saugera, Bordeaux, port négrier, XVIIe-XIXe siècle. Chronologie, économie, idéologie. Paris, Karthala, 1995
8 Le Musée d'Aquitaine a Bordeaux a ouvert en 2009 de nouveaux espaces permanents où l'esclavage et la traite des Noirs occupent une place importante. Une visite à faire entre deux châteaux viticoles.
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